— Personne ne publiera jamais cette merde, navré pour ma franchise, monsieur… Monsieur ?
— Dante, grogné-je.
— Je dis ça pour vous aider, hein… Avez-vous songé à tenir un blog ? Ça intéresserait peut-être votre entourage…
Je serre les poings dans mes profondes pour contenir mon envie de péter les dents de cet éditeur qui exsude le mépris depuis son bureau en acajou. Ses trente-neuf confrères se sont montrés plus diplomates avec mon texte.
Car pendant mes congés, je joue les plumitifs. J’ai assisté au cours des quatre années passées à tant de saynètes qui vous décrocheraient la mâchoire que j’ai de la matière pour une cinquantaine de romans. Je me suis lancé… et j’ai découvert qu’écrire aligne les pensées qui se bousculent sous mon dôme. Le cerveau d’un auteur ressemble à un carrefour d’idées tordues ; par souci d’originalité, il y laisse circuler les marginaux, les aliénés et les dangers publics, mais il doit faire le tri, à la fin. Écrire, ça masse les neurones.
Armand de Carolac, l’éditeur pourri de seconde zone vers qui je me suis tourné pour publier mon premier opus, pérore encore en lissant son abondante chevelure vers l’arrière :
— Ce que je lis là, c’est tout sauf de la littérature. C’est une vision du monde, un sens du beau, que je recherche, pas…
Il cherche ses mots, ce maquignon des lettres. J’en ai une bonne douzaine à lui servir en pleine face, mais que voulez-vous, mon éducation tempère mon caractère. Pour maintenir mon calme, j’inspire lentement par le nez l’air de ce vaste bureau haussmannien où flotte un parfum de menthe, comme chez les dentistes.
Je profite de ses tâtonnements verbaux pour chiper une noix de cajou qui traîne dans une coupelle sur son bureau. Il est midi, j’ai les crocs, au moins je n’aurai pas fait le voyage pour nib.
— …servez-vous, accorde-t-il de mauvaise grâce en se caressant les phalanges. Votre texte manque de souffle. Certains esprits indulgents jugeraient cette tentative… d’imaginative. La langue en est verte, remarquez… Mais ce n’est pas parce que nous publions des revues ésotériques que nous acceptons toutes les divagations.
J’ouïs un craquement derrière la porte. Est-ce le petit secrétaire que j’ai brusqué qui se bidonne pour se venger ? Ce boutonneux a bien essayé de me retenir, mais, devant ma carrure et mon air sombre, il a mordu ses joues et m’a laissé pénétrer chez son patron d’un pas de gladiateur. Je parie qu’il biche sa revanche, l’oreille sur la serrure.
— Oui, les éditions des Trois Lunes ne sont pas la fosse septique du pari littéraire, poursuit Carolac. Nous avons un standing, une ligne éditoriale…
Bon, ma mansuétude est vaste, mais elle a ses limites. À présent, je veux récupérer mon tapuscrit et mettre les bouts sans lui casser son lustre en cristal sur son noble melon. Ça ferait des histoires.
À droite, dans un vivarium, je remarque une tortue. Elle sort sa tête chauve de sa carapace vernie et la tend vers moi avec effort, comme une quéquette de moine bouddhiste centenaire. On dirait qu’elle a pitié de l’humiliation que j’endure. Elle me rappelle mon vieux, qui doit baver devant son écran. Il est accro au poker en ligne, ça lui bouffe ses journées et ses nuits. Mais, comme le pauvre est cloué à son fauteuil roulant depuis quinze piges, ça le distrait. Je l’ai pris à l’appartement pour tirer sa retraite. Pas pratique, quand je ramène des filles, mais ça fait de la compagnie les soirs d’hiver, et il relit ma prose sans rechigner…
Carolac a fermé son claque-merde. Il inspecte ses ongles manucurés, l’air pincé. On dirait qu’une saleté glissée sous son vernis l’agace. Mais moi, je sais quelle saleté le gène : elle mesure un mètre quatre-vingt-cinq, est bâtie comme un croisement de boxeur et d’un trois-quart aile professionnel, tient à faire publier son manuscrit et lui porte le regard d’un bulldog à qui on a promis un os à moelle.
— Vous êtes encore là ? fait-il en levant des yeux d’où suinte un épais dédain.
Alors là, la coupe est pleine. Je m’avance pour le choper par la cravate et le secouer comme un shaker de cocktail quand il se fige et écarquille les yeux. Il grimace, s’attrape l’abdomen des deux mains, se rejette dans son fauteuil, arque la tête comme chez un orthodontiste expéditif, émet un gargouillement de douleur, et là, accrochez-vous à vos slips, les amis : un arbre jaillit de sa bouche et pousse à toute vitesse, empalant le bonhomme dans un jet ensanglanté.
D’instinct, j’ai barré en arrière et me suis protégé le visage des bras. Je les écarte pour examiner la scène.
Un hêtre d’une dizaine d’années trône dans le bureau d’Armand de Carolac, au beau milieu de la trachée du défunt éditeur. Ses yeux exorbités se figent dans un appel à l’aide muet, comme une gargouille de Notre-Dame à qui on aurait enfoncé par surprise un tuyau trop large, de la gueule au derrière. Les dents du macchabée ont imprimé des rayures verticales sur l’écorce claire. Depuis le plafond aux moulures immaculées, les feuilles gouttent de l’hémoglobine, ça fait des plocs-plocs rouges sur le sous-main en peau de fesse. Les racines ont soulevé le parquet en point de Hongrie jusque sous mes pieds.
Je pousse un soupir qui alimenterait un skipper du Vendée Globe pour une semaine.
Mon roman n’est pas prêt d’être publié !
Cher lecteur, merci !
Je publierai BAM à raison d’un chapitre les mercredis et dimanches.
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À très bientôt !
Beau lexique qui pose l’ambiance !
Ça commence bien déjà 👏