Bonjour et bienvenue dans Ex Libris !
« J’écris pour moi », entends-je parfois dire des aspirants auteurs qui s’attellent à un roman.
Penser comme ça est, au mieux, un (petit) mensonge, au pire, une erreur.
Je te propose donc une mise au point qui sera capitale pour la réussite de ton projet d’écriture, si tu en as un.
Si tu n’en as pas…
Je plaisante, tu apprendras quand même deux-trois choses, promis.
Prépare-toi à découvrir :
Pourquoi cette question est vitale
Écrire pour la terre entière est un piège
Faut-il alors écrire pour un lectorat constitué ?
Un exercice et la question du pseudonyme
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Pourquoi cette question est vitale
Je me place dans la perspective de quelqu’un qui a l’ambition, même lointaine, de publier un roman.
La question du public est importante, car elle détermine :
La sincérité du projet
L’identité du texte, son originalité
L’alignement avec soi-même en tant qu’auteur
L’exigence qu’on va mettre dans l’écriture et la réécriture
Quand quelqu’un me dit « j’écris pour moi ; si je ne publie pas, c’est pas grave », une petite lumière s’allume dans les profondeurs insondables de mon cerveau.
Option 1 : il/elle pense vraiment écrire pour lui/elle
Dans ce cas, pourquoi s’embêter avec tout ce travail ?
Le roman consiste à créer une illusion de réalité en convoquant des dizaines de techniques et en piochant dans sa créativité, son vécu, ses fantasmes…
C’est un sacré boulot !
Si on ne veut pas créer une forme d’œuvre d’art, qui représente la complexité du monde, autant écrire un journal intime ou se lancer dans l’écriture de fragments.
Option 2 : dire ça (et le penser un peu) est un mécanisme d’autodéfense en cas d’échec
C’est un problème, car l’inconscient a sa place dans l’écriture.
Se laisser — même un peu — penser qu’on écrit pour soi seulement n’aide pas à :
Monter l’exigence dans le travail quotidien
Réfléchir aux scènes à faire du genre qu’on a choisi
Imaginer la réception de son public cible (donc songer à ses effets littéraires)
Se mettre dans les santiags d’un éditeur qui lira le texte avec un œil critique
Bref, ça revient à se tirer une balle dans le pied.
Donc cette question « pour qui écrit-on » influence ta liberté d’auteur ou d’autrice ET la qualité de ton travail.
Maintenant qu’on a écarté l’hypocrisie de cette fausse réponse, creusons la question :
Pour qui faut-il écrire ?
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Écrire pour la terre entière est un piège
« Si vous essayez d’écrire un truc qui plaira à tout le monde, ça ne marchera pas »
— Le comédien Jerry Seinfeld
Cette déclaration est contre-intuitive : ne cherche-t-on pas tous une forme de succès ?
Que ce soit sur les sujets, les thèmes abordés, les personnages, l’intrigue… écrire requiert des choix constants :
Un auteur doit sortir de l’ambiguïté sur ce que pense tel personnage, sur la manière du narrateur de regarder la société, les sexes, les métiers, la morale, les normes, etc.
Il est important de prendre conscience que ce qui est sincère ne peut pas plaire à tout le monde :
« Not everybody is going to like what you write and that's the point »
Seinfeld a raison : j’ai mis des années à me libérer du surmoi présent dans tout acte créatif, et notamment l’écriture.
Attention, il ne s’agit pas de se débrider totalement et d’écrire dans la seule intention de choquer.
Il s’agit de ne pas feutrer ton texte car ton premier lectorat est ton entourage.
J’ai mis plusieurs romans à me lâcher la bride sur les scènes de sexe, de violence, sur les blagues et la mauvaise foi même placée dans la bouche de mes personnages !
C’est dire le paradoxe et le danger du cercle proche comme premier lecteur !
Seinfeld a créé le sitcom le plus vu/rentable/apprécié des années 1990 en allant à l’encontre de tout ce qui se faisait :
Pas d’apprentissages, pas de justice
Des personnages lâches, égoïstes, mesquins, peu fiables
Des épisodes sur « rien » (attendre dans la queue d’un restaurant)
Mais il l’a fait avec un regard acéré sur la société américaine, ses conventions, ses hypocrisies… et un talent d’auteur manifeste.
Et, ce faisant, il a touché des vérités universelles.
Ça ne pouvait pas plaire à tout le monde… et ça a fait un carton
Faut-il alors écrire pour un lectorat constitué ?
Exemples de lectorats constitués :
Les amateurs de polar
Les fans des séries de romans Star Wars
Les 15-18 ans qui lisent plus de 3 h par semaine
Éléments de réponse avec Anthony Burgess (auteur d’Orange mécanique), à qui un intervieweur avait demandé : « Écrivez-vous pour une audience spécifique, éduquée ? » :
« Où est-ce que ça aurait mené Shakespeare d’écrire pour une audience spécifique ?
Il a essayé de toucher toutes les classes sociales, avec quelque chose pour les intellectuels (qui avaient lu Montaigne) et encore plus pour ceux qui ne pouvait qu’apprécier le sexe et le sang.J’aime construire des intrigues qui peuvent plaire à pas mal de monde.
Mais prenez The Waste Land de T.S. Eliot. C’est très érudit et, probablement grâce à ses éléments plus populaires et son attrait rhétorique fondamental, il a séduit ceux qui ne le comprenaient pas initialement, mais qui se sont efforcés de le comprendre. Le poème, point d’arrivée des voyages polymathiques d’Eliot, est devenu un point de départ pour l’érudition d’autres personnes.Je pense que chaque auteur souhaite former son public.
Mais c’est à son image, et son public principal est un miroir. »
Source : The Parisian Review, 1973
Burgess rejoint le point de vue d’Umberto Eco (grand sémiologue italien auteur du Nom de la Rose) : un auteur doit écrire pour son lecteur idéal, pas pour une audience constituée.
Eco recommande de ne pas penser à l’envers, comme un agent marketing.
L’auteur risquerait de ne pas écrire ce qu’il porte en lui, ce qui cherche à s’exprimer, avec son propre style.
S’il a de la chance, l’auteur crée, par ses œuvres, un lectorat unique.
Moralité : écris avec ce que tu as dans les tripes !
Il n’y a que ça qui sonne vrai.
Attention au contresens : ça ne veut pas dire qu’il faut méconnaître les codes des genres et les scènes à faire.
J’en avait parlé dans l’épisode 2 d’Ex Libris :
Ça veut dire qu’il faut libérer ta plume de ce qui la corsète.
Un exercice et la question du pseudonyme
Si ton entourage constitue ton premier lectorat, fais cet exercice :
Qui sont tes premiers lecteurs ?
Qu’est-ce que tu ne t’autorises pas à écrire qu’ils pourraient lire ?
Que penseraient-ils de toi qu’ils ne connaissent pas déjà ?
Ça t’indiquera peut-être une liste de sujets ou de thèmes que tu aimerais aborder ou ton point de vue sur certaines questions que tu n’oses pas exprimer dans tes écrits.
Et, si tu es paralysé pour une raison ou pour une autre, songe au pseudonyme.
Il y a 13 ans, j’ai fait un atelier d’écriture avec l’autrice Alice Ferney (c’est un nom de plume), qui en recommandait l’usage.
Elle soutenait que ce masque de papier permet de libérer sa plume.
Deux autrices que j’affectionne en ont choisi un :
Marguerite Yourcenar (Crayencourt, de son vrai nom)
Françoise Sagan (Quoirez, de son vrai nom; son père était dans le bottin mondain, il lui a interdit d’utiliser son patronyme).
Pour l’anecdote, quand son éditeur Julliard, au téléphone, lui a demandé de choisir un nom, car son premier roman Bonjour tristesse partait à l’impression, Françoise feuilletait Proust et est tombée sur un passage où la Princesse de Sagan passait en calèche…
J’ai écouté Alice Ferney pour mon premier roman, Le Prix du conseil, écrit sous le pseudonyme Gaspard Saint-Jean, et ça m’a effectivement permis de me lâcher sur quelques sujets.
Cela dit, ça complique les choses pour un éditeur qui ne peut pas construire son argumentaire marketing autour de l’auteur…
Tout se paie, en ce bas monde !
Conclusion
TL;DR:
N’essaie pas de ménager la chèvre et le chou et d’écrire pour la terre entière
Trouve le moyen de libérer ta plume pour t’exprimer avec sincérité sur les sujets qui sont importants pour toi
Écris pour ton lecteur idéal, celui dont les centres d’intérêt recoupent les tiens
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Tout à fait d'accord avec toi. On écrit toujours pour être lu. Se l'avouer est une étape importante pour avancer
Bonjour Alexis,
C'est bien réel, ce questionnement sur "pour qui j'écris" ! Et sans doute que lorsqu'on débute pour la première fois de sa vie le processus d'écrire un texte, on n'ose pas se dire qu'on écrit pour les autres : c'est trop intimidant. Mais il faut franchir cette étape un jour ou l'autre, tu as raison.
Pour le fait de prendre ou pas un pseudo, à mon avis c'est très utile si on veut s'orienter vers l'auto-édition. Car les coordonnées dans l'ouvrage sont les nôtres, pas celles d'une maison d'édition, et certains individus malveillants peuvent en profiter pour harceler l'auteur... et surtout l'autrice, il faut bien le dire. Mais ça doit être un risque pour tout sujet clivant ou touchant une minorité (et ces sujets sont de plus en plus nombreux au fil des années).
Pour l'édition à compte d'éditeur, je découvre avec surprise que c'est un souci potentiel ? Pourtant, je connais des auteurs qui ont vendu des dizaines de milliers de livres et qui publient sous un nom d'emprunt, ce qui n'empêche pas leur ME de faire du marketing, de donner leur biographie et de promouvoir l'auteur lors de salons littéraires, par exemple. Et puis, parfois il vaut mieux prendre un nom d'emprunt, quand le sien a la malchance de ressembler à celui d'une personne avec laquelle on ne veut surtout pas être confondu.
Je pense que sur ce point, si on persiste en expliquant nos raisons, la ME ne peut qu'accepter, si elle tient à publier notre livre et à ne pas le laisser filer vers un concurrent.
Bon weekend !
Georges